Entretien avec Jean-Michel Huet (BearingPoint) sur l’innovation frugale.
Jean-Michel Huet, directeur associé Développement international chez BearingPoint, a accordé un entretien à Business & Marchés sur le thème de l’innovation inversée (consultez la première partie). Il analyse les conséquences managériales de ce concept dans la dernière édition de la Lettre Stratégie du cabinet.
Quels éléments sont les mieux à mêmes d’illustrer le mieux le concept d’innovation inversée ?
Ce n’est pas tant par pays qu’il faut regarder que par grands secteurs économiques. Ainsi, le secteur de la santé. Il faut citer à cet égard le Mac 800, un électrocardiogramme à batterie, de la taille d’un ordinateur portable, développé par General Electric (GE) en 2008 pour les médecins exerçant en zone rurale. Se focalisant sur les besoins de pays ne disposant pas d’une alimentation constante en énergie, GE est parti du postulat que les médecins de campagne voyageraient des jours sans avoir accès au réseau électrique pour brancher leur appareil et a doté son électrocardiogramme d’une batterie surpuissante.
De même, en intégrant d’autres paramètres dans leur réflexion, ils sont parvenus à renforcer le dispositif pour qu’il résiste à la chaleur, à l’humidité, à la poussière ou qu’il puisse être utilisé de manière intensive. Enfin, la société s’est appuyé sur l’écosystème local et a consulté la State Bank of India pour offrir aux médecins des prêts à taux zéro. Depuis fin 2010, cet appareil est vendu dans l’hémisphère Nord à des services d’urgence, lesquels les utilisent lors d’accidents de la route, pour réaliser sur place un électrocardiogramme plutôt que de transporter un blessé vers l’hôpital le plus proche.
Au-delà s’étend une large zone grise où il est difficile de distinguer clairement la part de l’innovation frugale, du low cost et autres délocalisations. A titre d’illustration, la Dacia Logan de Renault, développée pour la Roumanie et les marchés de l’Europe de l’Est puis commercialisée en Europe de l’Ouest : il y a bien rétroaction, mais il ne s’agit pas tant d’innovation, tant au sens économique que technologique, que de simplification – ce qui est certes une prouesse industrielle. Seules quelques fonctionnalités ont été supprimées par rapport aux voitures Renault vendues par ailleurs sur les marchés développés.
Disposeriez-vous d’exemples par secteur ?
Les télécoms se situent à la croisée des chemins. Le paiement mobile, largement démocratisé sur le continent africain, solution de paiement et d’épargne offerte en substitution à l’offre bancaire insuffisante, cherche encore sa voie dans les pays développés où pourtant, le volume des transactions sur terminal mobile explose. Le modèle du porte-monnaie électronique, qui se base sur la technologie sans contact, y est proche de celui déployé sur le continent africain et les opérateurs occidentaux veulent tirer les leçons de leur expérience africaine pour développer des applications grand public séduisantes. Mais importer le concept n’est pas si simple : il faut démultiplier les partenariats avec les établissements bancaires et les commerçants, travailler avec le régulateur, et enfin vaincre les réticences des consommateurs.
Dans le domaine de l’agroalimentaire, Danone a également initié une démarche, intitulée Danone Communities, que l’on pourrait qualifier d’innovation frugale. Danone a ainsi développé au Bangladesh, avec la Grameen Bank de Muhammad Yunus, un yaourt très nutritif pour combattre la malnutrition, le Shokti Doi, vendu quelques centimes d’euro. Danone a su s’adapter aux contraintes locales tout en cherchant à avoir une compréhension globale de tout l’écosystème : ONG, pouvoirs publics, entrepreneurs sociaux.
De telles innovations n’ont pas encore donné lieu à de la réversibilité dans les pays développés, mais l’entreprise cherche à faire souffler un vent de dynamisme « made in pays émergents » dans sa culture managériale. En effet, Danone a créé pour ses directeurs généraux un programme fondé sur une immersion de terrain au sein des projets d’innovation sociétale que le groupe promeut. Ceci constitue une première étape dans l’innovation inversée.
Comment le développement économique et démographique des pays émergents favorise-t-il cette nouvelle donne ?
A l’instar des fameux BRIC, les grands pays émergents concentreront l’essentiel de la croissance économique mondiale dans les prochaines années et leur population y est de plus en plus diplômée, nourrissant ainsi le terreau de l’innovation frugale et d’une potentielle réversibilité. En parallèle, l’immigration de ces populations du Sud vers le Nord s’accompagne d’une infiltration diffuse des cultures, y compris au sein de corps de métiers : nombres d’applications médicales révolutionnaires ont été développées en Inde, or un tiers des médecins au Royaume-Uni et aux Etats-Unis sont d’origine indienne, on assiste ainsi de fait à un véritable lobbying en faveur de ces applications.
Les récentes avancées technologiques ouvrant le champ des possibles pour répondre aux besoins jusque-là non satisfaits des consommateurs des pays émergents. Dans ce cadre, la promesse d’un cycle d’innovation frugale et inversée est induite du fait que les pays émergents bénéficient déjà d’un phénomène d’un « saut quantique » technologique. Dans certaines régions d’Afrique et d’Asie, le téléphone mobile est apparu sans qu’il existe au préalable de téléphonie filaire. L’Internet Wifi est apparu dans des zones géographiques où l’Internet par câble ou par modem n’a jamais existé à cause du coût des infrastructures.
Les pays émergents ont de tout temps manqué des infrastructures et des ressources dites « de commodité » dans les pays développés et que leurs populations ont dû avoir recours à l’inventivité et à l’entraide pour survivre et prospérer. Leurs populations sont habituées à trouver des solutions nouvelles et surtout à utiliser l’existant autrement. Ce formidable potentiel d’inventivité dans les usages se traduit par exemple dans la récompense des apps africaines lors des derniers concours internationaux, mises à l’honneur comme étant les plus innovantes du monde.
Consultez également la première partie de cet entretien : « L’innovation inversée, une révolution organisationnelle »