De la bière dans les bars à cocktails ? Une idée pas si incongrue. Témoignages de nombreux barmans pour comprendre comment ils intègrent la bière dans leur offre, et les attentes de leurs clients.
GRAND FORMAT — En bonne place à côté des shakers, deux becs pression ornent le comptoir d’House Garden, dans le 11ème arrondissement de Paris. Le système était déjà installé dans le fonds de commerce, un atout. A la carte, la Saison Dupont (5,5%), une bière blonde de la Brasserie Dupont (Belgique). “Nous avons testé plusieurs références dans les salons professionnels, comme Planète Bière, et nous avons repéré les bières bio de Dupont, qui correspondaient à l’état d’esprit de notre établissement. Nous sommes un bar de quartier, il était donc indispensable de proposer de la bière. La bière n’est pas la clef du succès, mais il ne faut pas la renier”, indiquent Yann Salentin et Olivier Martinez, cofondateurs du bar à cocktails. Une autre référence tourne selon la saison. A la fois produit d’appel et alternative aux cocktails, la bière représente, en période classique d’ouverture, 35% à 40% des ventes.
Qu’ils jouent la carte de la proximité ou attirent une clientèle plus experte, les bars à cocktails ne peuvent plus faire l’économie de travailler leur offre de bière. “Quand tu rentres dans un bar à cocktails, tu ne sais pas ce que tu vas boire. Pour étancher ta soif et avoir le temps de consulter la carte, tu prends une bière. C’est également agréable en dégustant des alcools secs. Il faut donc une bière accessible, et qui ne gêne pas le palais du client”, expose Stephen Martin, consultant (Le Bar français) et brand ambassadeur pour le rhum Saint James. Il prend l’exemple du Meyer Lansky’s, un bar qui était situé à Cologne (Allemagne), où il a été formé, qui proposait uniquement, et avec succès, une pils à la pression. “La vocation d’un bar à cocktails n’est pas d’être un bar à bières”, rappelle-t-il, suggérant une offre courte mais convenant également aux amateurs éclairés (blonde, rousse, gueuze, IPA).
“Nous sommes des bars avant tout”
“On nous appelle «bars à cocktails», mais nous sommes avant tout des bars. On propose des produits qui vont plaire aux clients pour qu’ils passent un bon moment chez nous”, complète Nicolas Munoz, propriétaire des bars Bisou et Divine, dans le 3ème et le 10ème arrondissement de Paris. Le premier bar, exigu, ne pouvait pas accueillir de système pression. Il propose depuis longtemps des bouteilles signées Deck & Donohue, une brasserie francilienne : la Mission Pale Ale (4,8%), une bière blonde à l’amertume fruitée, et la bière de saison en rotation. La bière plafonne à 10% des ventes de cet établissement, dont l’originalité est de n’avoir pas de carte fixe de cocktails. En revanche, 20% des ventes liquides de Divine sont effectuées autour du produit, grâce à un bec pression dédié à une bière blonde de soif et une sélection de bouteilles. Nombreux étaient les passants à s’arrêter boire une bière après leur journée de bureau, ou les groupes à alterner avec les cocktails lorsqu’il était possible de les recevoir.
Pour les bars habitués à accueillir des groupes, pas question de s’affranchir de la bière. Dans le quartier de l’Horloge, dans le 3ème arrondissement de Paris, Le 153 n’échappe pas à la règle. Ce grand établissement réparti sur trois niveaux abrite un espace privatisable, un bar de quartier en rez-de-chaussée et un élégant bar à cocktails à l’étage. En avant-soirée (en période classique), la Camden Pale Ale (4%) est la meilleure vente de bière, grâce à l’happy hour. Cette American Pale Ale est disponible à la pression, tout comme la 312 Urban Goose Island (wheat ale) et la Leffe (6,6%), “une valeur sûre”. Depuis son arrivée à la direction du 153, Hugo Vasquez a refondu la carte des cocktails, augmentant son attractivité. La bière est descendue de 50% à 20% des ventes. Les trois références restent accessibles au grand public : “tout le monde doit s’y retrouver”.
“Les clients recherchent une expertise et un service”
A quelques encablures, Le Syndicat (79ème meilleur bar au monde selon The World’s 50 best), dans le 10ème arrondissement, met à l’honneur, depuis sa création, les alcools français. “Il faut de la bière dans un bar à cocktails : dans un groupe, il y a toujours une personne qui souhaite en consommer. Nous voulions rester dans l’esprit artisanal et local”, expose Romain Le Mouëllic, cofondateur. Cherchant une brasserie basée en Ile-de-France et connaissant Thomas Deck, il s’est tourné vers la gamme de Deck & Donohue, au départ fabriquée à Montreuil (Seine-Saint-Denis) puis à Bonneuil-sur-Marne (Val-de-Marne). La Trouble #6 (4,8%), une blonde légèrement amère, est la bière la plus demandée, devant l’Indigo IPA (6,5%).
“Dans un bar à cocktails, les gens viennent chercher une expertise et un service. On reste à 7 ou 8 euros, un prix compréhensible. Cela exige d’avoir de la qualité, et nous avons une histoire à raconter. Nous avons développé un cocktail, sur notre carte la plus récente, avec un esprit de bière”, poursuit le dirigeant, qui a fini par changer de braquet à La Commune, dans le 20ème arrondissement. Conçu comme un bar spécialisé dans le punch à son ouverture en 2016, l’établissement a fait évoluer son concept : “à Belleville, la clientèle est différente. Nous ne sommes pas là pour imposer un concept dans un quartier. Nous avons souhaité dupliquer ce qu’on savait faire, mais nous nous sommes rendu compte que les habitudes étaient différentes”. Depuis 2018, un bec pression a ainsi fait son apparition, avec une référence toujours signée Deck & Donohue, ainsi que deux bouteilles. Le distributeur Milliet s’est chargé de la technique.
“Nous devions avoir une offre très qualitative”
Dans le 10ème arrondissement de Paris, 97% des clients du CopperBay, un bar à cocktails ouvert en 2014 puis décliné deux ans plus tard à Marseille (Bouches-du-Rhône), consomment des cocktails. “Parfois, dans un groupe, nous sommes accompagnés de personnes qui souhaitent une autre offre. Nous avons des gens qui alternent bière et cocktails. Nous faisons aussi à manger – les clients peuvent prendre plus de temps. Nous avons aussi des clients qui souhaitent boire des produits avec des degrés moins forts. Il fallait rester très qualitatif”, rappelle Aurélie Panhelleux, cofondatrice.
Après avoir travaillé au démarrage avec Demory Paris, les bières de la Brasserie des Iles d’Or, créée en 2016 à Hyères (Var), ont fait leur arrivée il y a trois ans (blonde, IPA, blanche, et certaines références ponctuelles). Sur l’une des premières cartes, l’équipe travaillait un bourbon infusé aux graisses de viande en provenance du restaurant steakhouse The Beast. Elle réalisait un bitter d’épices cajun, avant un top à la bière brune dans le cocktail, servi avec de la viande laquée. Il y a cinq ans, pour le concours Chivas, Aurélie Panhelleux avait élaboré un cocktail “local”, avec l’une des bières de Paname Brewing Company (19ème arrondissement).
“Les brasseurs devraient nous rendre visite plus souvent”
De l’autre côté de la Seine, Christopher Gaglione a débuté sa carrière dans les palaces parisiens. “Dans les bars d’hôtels, pendant longtemps, la bière n’était pas très importante. Il fallait obligatoirement travailler avec une poignée de références de grands groupes. Petit-à-petit, les bars à cocktails ont engagé la bascule vers d’autres références”, constate le propriétaire du Solera Paris (5ème arrondissement), dont les cocktails ont la particularité d’être présentés dans des contenants réalisés sur-mesure.
“La bière n’est pas forcément notre métier. Nous avons donc besoin de conseils. Les brasseries vont toujours plus loin dans les styles pointus. C’est très intéressant, et nous devons nous parler, et avoir plus de contact avec les brasseurs”, estime-t-il. Il souhaite élargir son rôle de sélectionneur de spiritueux, pour ses cocktails, à la bière. “Nous commandons de petites quantités, donc nous payons le prix fort”, regrette-t-il. Le prix de la pinte de Goudale (7,2%) reste néanmoins bloqué à 6 euros. Certaines références saisonnières sont disponibles.
“Nous sommes une génération de barmans intéressée par la bière”
A contrario, dans le 3ème arrondissement de Paris, The Cambridge Public House a intégré dès le départ la bière comme une brique majeure de son concept, un “pub à cocktails”. Les pintes figurent dans le Top 5 des ventes derrière trois cocktails maison, à égalité entre la lager et l’IPA. “Il y a une grosse tendance sur l’IPA, donc les gens savent ce dont il s’agit. Nous avons aussi des clients qui viennent pour nos canettes et bouteilles, essentiellement anglo-saxonnes”, précise Hyacinthe Lescoët, cofondateur du bar ouvert en janvier 2019.
Dès le départ, l’équipe souhaitait disposer d’un système pression, ce qui est assez rare dans les bars à cocktails. Branchées sur les trois becs, on retrouve toujours une blonde (la lager de Volcelest, 5,7%), toujours une IPA (HopHopHop, La Corrézienne, 6,5%), qui sont des bières françaises et bio, et en alternance un coffee milk stout à 5,4% (brasserie irlandaise The White Hag) ou du cidre l’été. En bouteilles et canettes, huit références permanentes sont disponibles, par l’intermédiaire de l’importateur BrewFox. “Nous sommes une génération de barmans qui s’intéresse à la bière. Dans les bars parisiens où j’ai travaillé, la bière a toujours eu une belle place ; à Londres, moins, mais l’approche est différente : si tu veux boire une bière, tu vas forcément au pub, avec une vingtaine de becs.”
“Les marques cherchent à entrer dans ce réseau”
Cet intérêt renouvelé des bars à cocktails pour la bière n’étonne pas Alain Stangret, gérant de LMA Consulting. Cette entreprise est spécialisée dans l’animation et le marketing pour les acteurs des spiritueux, vins et bières. Elle a notamment supervisé le marketing terrain de Lagunitas en France et gère ses ambassadeurs, comme pour Mort Subite (Heineken). “Les clients veulent de plus en plus du bon, du local, du produit artisanal…Et rien de tel qu’un parfait prescripteur pour nous réaliser ou nous servir notre breuvage souhaité. C’est donc tout naturellement que nous assistons à la démocratisation de la bière dans tout le CHR. Car le client recherche la pépite, le bon conseil, la bonne bouteille, le bon goût. Qui mieux qu’un barman expérimenté pour nous servir et nous parler d’un ovni ou d’une bière du moment ? Les marques de bières se bousculent donc pour entrer sur la carte des plus prestigieux bars à cocktails. C’est bien d’être conseillé parmi toute cette multitude de nouvelles brasseries émergentes”, constate-t-il.
Brand ambassador de Lagunitas en France, Bastien Laval confirme l’intérêt des marques pour ce circuit émergent. En 2016, la marque s’est implantée via les bars à bière mais aussi les bars à cocktails, bénéficiant ainsi de leur pouvoir de prescription : “des femmes et hommes de produit, c’est comme ça qu’on cible nos partenaires. Ils font tous partie des meilleurs bars à cocktails français”. Les célèbres bars Sherry Butt, Dirty Dick, Moonshiner, Experimental Cocktail Club, ou Bluebird ont référencé ou référencent toujours l’IPA, le fer de lance de Lagunitas.
“A Lyon, avant le deuxième confinement, nous étions sur un groupement d’affaires avec de la Lagunitas pression aussi bien pour proposer une offre pression bière mais aussi pour une mise en avant du cocktail à base de bière. On peut donc vraiment imaginer nos IPAs dans des cocktails”, ajoute l’ambassadeur. Courant 2020, le lancement d’Hoppy Refresher, a été entravé par les multiples restrictions. Il est envisagé de donner, dans les bars à cocktails, une nouvelle vie à cette eau pétillante houblonnée : “nous sommes sur un nouveau segment de produit, et nous savons qu’ils sont des partenaires privilégiés pour faire ce travail de prescription et d’accompagnement auprès des consommateurs.” Quelques bars du 11ème arrondissement de Paris sont déjà listés.
“Il est possible de tester des bières plus pointues”
Dans ce contexte, les spécialistes de la bière sont régulièrement sollicités pour leur expertise. Fondateur de DBI, un distributeur spécialisé sur les brasseries indépendantes, Quentin Blum le confirme. “Comme certains bars appartiennent à des groupes, cela fait boule de neige. Nous avons un commercial parisien qui s’en occupe notamment. Ils ont besoin de conseils, autour d’une carte courte (deux ou trois références). Ils sont aussi assez sensibles au visuel, et à l’histoire de la bière”, observe-t-il. Pour les aiguiller, il leur suggère de se rendre dans la salle de dégustation de l’entreprise, disposant d’environ 400 références.
Dans le 2ème arrondissement de Paris, Rémy Doridam dirige Hoppy Corner, un bar à bières artisanales, actuellement ouvert en vente à emporter. Il suggère, pour leur aspect graphique, les canettes de nombreuses brasseries, qui ont, ces dernières années, pris une place grandissante dans l’offre craft. Pour les bars d’envoi, il recommande de se tourner vers des acteurs plus connus (BrewDog, Brooklyn Brewery). Pour les bars plus pointus, des bières au ton plus “hype”, comme les DDH IPA, des India Pale Ale au double houblonnage à froid, “Elles ont plus de corps, et permettent de s’approcher davantage du goût de la matière première”, explique le manager, aux avant-postes de leur essor depuis environ trois ans. Elles prennent progressivement le relais des New England IPA. Récemment, la Brasserie du Grand Paris. en Seine-Saint-Denis, a par ailleurs brassé une gose (Pêche sous-marine, 4,5%) en collaboration avec les bars parisiens Octopussy et Nautilus, disponible en canette.
Dans le même esprit, la brasserie lorraine Hoppy Road a mis sur pieds la Belleville Trinité (5%), une bière issue d’un travail engagé avec le caviste parisien Liquiderie et le bar à cocktails Combat. Une blonde pas tout à fait comme les autres, puisqu’elle est brassée avec des feuilles de figuier et du Moutai Baijiu, une eau-de-vie chinoise. Caviste dans le 5ème arrondissement de Paris (Gargantua), Anaël Masson recommande par ailleurs l’Icauna Pale Ale (4,8%), de la brasserie Popihn, bien connue des amateurs de bière, à la subtile amertume… et qui se rapproche de manière très originale des codes d’une bière blanche. Autre coup de coeur, Orange Mécanique (7%) de Sainte Cru, une bière au miel.
Certains bars vont encore plus loin dans la personnalisation : la brasserie seine-et-marnaise Crazy Hops a conçu des bières pour les besoins du bar à cocktails parisien La Mezcaleria (3ème arrondissement), dont, dernièrement, une IPA à l’hibiscus, qui a fait son petit effet l’été dernier lorsque l’établissement avait pris ses quartiers en terrasse.
Gare, toutefois, à ne pas empiéter, avec la bière, sur son équilibre économique, lance Christophe Jumentier, consultant en métiers du bar : “la question des marges est à prendre en compte, il faut que ce soit rentable. Il faut faire beaucoup de volumes.”
Et le cidre ?
Cofondateur en 2014 de la marque Sassy, qui a remis le cidre au goût du jour, Pierre-Emmanuel Racine Jourdren a observé l’évolution du secteur. “Nous l’avons découvert au tout début de notre aventure en allant voir nos clients palaces ou restaurants étoilés. Il y avait souvent une offre cocktail et nous avons rapidement échangé sur l’intérêt d’intégrer nos cidres dans leurs créations. Au fil des rencontres avec Maxime Hoerth (alors au Bristol), Guillaume Leblanc (alors au Dirty Dick), Sullivan Doh (alors en poste au Syndicat, ndlr), ou Javier, Luka, Simon du Sherry Butt nous avons rapidement vu l’intérêt de Sassy en cocktail. Pour un chef barman, l’intérêt du cidre est multiple. Il va ajouter une effervescence à l’instar d’un tonic par exemple, une acidité avec le poiré, une rondeur avec le rosé une astringence avec l’Angelique ou bien encore de l’amertume avec le brut et l’extra brut.”
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