A l’heure où les besoins en services de traduction automatique explosent, les PME européennes du secteur souffrent de leur taille restreinte. Dans le même temps, des « géants » de l’Internet, tels Google, et une poignée d’entreprises profitent de cette situation pour se renforcer. Andrew Joscelyne, partenaire du projet LT-Innovate et éditeur du site spécialisé LangTechNews, présente pour Business & Marchés les enjeux de cette industrie essentielle en matière de compétitivité dans le domaine du numérique.
Business & Marchés – Quels sont les objectifs de LT-Innovate (LTI), et quel est le profil de ses membres ?
Andrew Joscelyne – Rassembler et dynamiser les quelques 500 PME travaillant à la pointe du traitement automatique du langage pour développer des produits et des services capable d’infuser une vraie intelligence sémantique et communicative dans tous les logiciels qui aident à optimiser les « business processus » et les applications mobiles dans presque tous les secteurs – santé, édition, commerce en ligne, éducation…
Nous aidons ces PME à surmonter le problème de compétitivité dû à leur taille en accompagnant la création de partenariats d’innovation entre elles. Ces partenariats pourraient mener à des offres plus performantes, plus adaptées, plus multilingues pour les sociétés ou les consommateurs européens. Il s’agit également de pousser les PME qui évoluent dans le secteur du « langage humain » à interagir d’une manière optimale avec les grands intégrateurs qui travaillent avec les grandes entreprises qui ont besoin de solutions globales dans la traduction, l’analyse sémantique, la capacité de lire et évaluer les commentaires sur les médias sociaux, etc.
LT-Innovate a, enfin, pour objectif de créer un lobby au niveau européen destiné à sensibiliser tous les maillons de la société numérique sur le besoin d’adopter des solutions multilingues afin de réaliser pleinement le marché unique numérique de demain. Les quelques 150 membres de LTI sont des micro-entreprises ou des PME basées dans quasiment tous les pays de l’Union européenne. Le plus souvent elles sont basées sur les technologies numériques issues de la recherche universitaire et leurs gestionnaires sont peu préparés à la vie des affaires en général et au marketing en particulier. D’où le soutien proposé par LTI.
Comment le marché européen des technologies du langage est-il structuré ?
Il s’agit d’une communauté de petites entreprises qui évoluent sur trois axes technologiques : la parole, la traduction/services multilingues, et le contenu intelligent.
Concernant la parole, il s’agit des solutions informatiques qui permettent soit un être humain de parler directement à une machine (SIRI par exemple, pour contrôler son iPhone) ou de transformer ses paroles en texte (pour créer un document sans utiliser le clavier). Dans le sens inverse, cette technologie permet également de transformer un texte écrit en paroles artificielles, par exemple pour créer un assistant virtuel dans votre voiture ou assister les personnes handicapées.
Les Américains ont gagné ce marché en achetant les entreprises européennes leader dans la reconnaissance de la parole au début de cette décennie. Et les grandes plateformes informatiques (Apple, Google MS, Amazon, IBM) dominent l’espace à la fois consommateur et entreprise. A l’heure actuelle il faut donc innover encore plus…
En matière de traduction, l’Union européenne est bien positionnée, car la traduction fait partie de son ADN. Beaucoup de petites mais aussi d’assez grandes entreprises de traduction sont en train de faire leur mue vers la traduction automatique. Assez bien structuré par pays, ce marché a ses organisations professionnelles, ses (quelques) fournisseurs en technologies, et ses analystes.
Sur le plan du contenu intelligent, il s’agit aujourd’hui de fournir aux entreprises de toutes sortes les outils linguistiques qui permettent de gagner un niveau supérieur d’analyse, de connaissances implicites, de compréhension des contenus non-structurés (les textes, documents etc.) qui secrètent une richesse stratégique. Là encore, il y a beaucoup de petites pousses qui ont capté quelques clients concernés par la montée en puissances des média sociaux.
Les réseaux sociaux sont considérés par certaines entreprises comme une ressource, mais ils qui exigent l’utilisation de techniques avancées pour comprendre les sentiments et les significations des messages, des posts, des tweets, etc… Là encore, la langue joue un rôle capital.
Ce marché est-il amené à se consolider ?
En principe oui, mais c’est compliqué. En Europe il y a plusieurs petites entreprises de notre secteur qui sont toujours actives après de quinze à vingt ans de « croissance locale ». Aujourd’hui il y aura, bien sûr, une tendance à chercher une acquisition programmée à la manière de beaucoup de startups, mais pas forcément sur le modèle de la Silicon Valley. Nous n’avons malheureusement pas vu beaucoup d’activités de consolidation dans notre secteur. Ce sont plutôt les nouvelles entreprises qui proposent des services de marketing intelligent ou de suivi de médias sociaux qui veulent profiter des atouts techniques des PME en technologie de langage. Par exemple, en France, Eptica a acquis Lingway l’année dernière.
La question est donc de savoir s’il y aura une consolidation vraiment horizontale dans le secteur ? Dans un premier temps il y aura, nous semble-t-il, plus de partenariats entre les entreprises qui voient une complémentarité de talents, d’expertise etc. La pression continuelle, par exemple, pour élargir la gamme de langues dans son dispositif numérique, sera une force majeure de consolidation basée sur un partenariat ; et mènera peut-être ensuite à la création d’une nouvelle entité, plus innovante et plus puissante. LTI travaille dans ce sens avec ces entreprises et nous espérons un peu plus de consolidation intelligente et fructueuse dans les années à venir.
L’Office européen des Brevets a confié la traduction de brevets à Google. L’importante position d’acteurs du Web, dont ce n’est pas le cœur de métier, sur le marché, menace-t-elle la pérennité des entreprises du secteur ou constitue-t-elle un moyen d’accroître leur visibilité à travers une offre bien spécifique ?
Bonne question. D’une part le service de traduction Google est bien connu et beaucoup utilisé. Mais il s’agit d’un service générique. Les multiples entreprises de traduction en Europe sont évidemment effarées lorsqu’elles voient les résultats de cet engin ! Mais pour elles, l’avenir sera un mélange de traductions automatisées à la Google qui sont « post-éditées » comme on dit, par une foule de traducteurs spécialisés en ligne qui peuvent améliorer les traductions brutes de Google ou de ses congénères.
Et, en même temps, un nombre croissant d’entreprises utilisent des logiciels gratuits et/ou open source pour confectionner leurs propres systèmes de traduction qui seront adaptés aux besoins spécifiques de leurs clients. Il y aura donc une « spécialisation » des services automatisés de traduction sur le marché en Europe. Nous nous dirigeons, en parallèle, vers une grande évolution vers une infrastructure beaucoup plus solide de ressources linguistiques européennes qui permettra le développement de services commerciaux beaucoup plus pointus et variés que ce qui existe aujourd’hui.
Du moins, le souhait de LTI est d’avancer vers un monde à deux niveaux : des ressources partagées et des services individualisés en concert avec les autres plateformes industrielles en Europe. Donc, plus de visibilité pour les entreprises de traduction tirée de la personnalisation du service, avec l’ubiquité d’une infrastructure de systèmes génériques.