Le recours au grand public dans le cadre de dispositifs de co-innovation soulève de nombreuses difficultés.
Consommateurs et contributeurs (2/3). En confiant à des étudiants en école de design des projets relatifs aux interfaces domotiques à domicile, l’opérateur de télécoms Orange s’inscrit dans une logique proche de celle de Free (lire notre précédent article) mais fait appel à des professionnels en devenir, exprimant un besoin de reconnaissance de la part de leurs pairs et attirés par un potentiel emploi chez le commanditaire, pour mener à bien sa démarche de co-innovation.
L’entreprise, qui met en avant le regard neuf attendu de la part des participants, s’attend in fine à pouvoir concevoir de nouveaux produits à partir des propositions qui seront effectuées, et intègre donc des apports extérieurs dès la phase de recherche et de développement.
Défini comme de l’externalisation « ouverte », le crowdsourcing consiste à s’appuyer sur un approvisionnement en ressources fournies par une communauté externe à l’entreprise, composée d’individus volontaires. Cette délégation de tâches peut notamment être illustrée par le recours à des utilisateurs, non-rémunérés, dans le cadre de la traduction francophone des « réseaux sociaux » numériques Facebook et Twitter, réalisée par des usagers de ces services. Toutefois, dans certains cas, le consommateur est enrôlé par l’entreprise dans le dispositif de coproduction qu’elle a crée, avec plus ou moins de véhémence.
Le récent succès de la plateforme de crowdfunding My Major Company, qui propose aux internautes – n’étant pas issus du sérail – de financer la production d’amateurs en matière musicale, témoigne de la possibilité pour une entreprise d’axer avec succès son développement sur la participation d’individus, à la fois producteurs d’une partie d’un bien – en proposant la « matière première » d’un disque, les titres musicaux – et apporteurs de capitaux.
My Major Company (MMC) joue ici un rôle d’intermédiaire entre l’offre et la demande, structurant le produit final et son financement, en y apportant la caution de son équipe – des professionnels confirmés – et ses moyens mercatiques et juridiques. La notion d’usage prend un sens particulier dans le cas de MMC, l’utilisateur de la plateforme étant simultanément producteur et consommateur.
L’exemple de la production musicale participative illustre une tendance forte, à savoir l’appel aux utilisateurs d’un service pour participer, de près ou de loin, à celui-ci. Le même mécanisme peut être observé en matière de production de biens, comme l’illustre l’exemple d’Orange. Ces deux entreprises observent toutefois une politique différente à l’égard des contributions externes : si la première a bâti son modèle économique sur ces apports, la seconde n’en effectue qu’un usage supplétif.
La place des usagers en question
Contrairement à l’approche classique au sein de laquelle le producteur et le client se renvoient la balle à partir des études initialement menées par le premier type d’acteur, le modèle dit d’innovation « par les usagers » renforce la place du consommateur final : celui-ci se voit confier des outils afin de pouvoir proposer un produit qu’il juge adapté à ses besoins. La propriété intellectuelle constitue notamment un élément épineux pour les entreprises, certaines d’entre elles freinant des quatre fers de peur de voir leur patrimoine affaibli.
La prise en compte du regard de personnes extérieures dès la phase de conception de produits prouve que l’innovation ne résulte pas seulement d’un processus linéaire et semblant figé, mais peut s’appuyer sur de nouvelles formes de coproduction entre les entreprises et les consommateurs visés, par le biais de multiples moyens permettant d’intégrer ces contributions. Pour Von Hippel, chercheur au MIT, gagner la confiance des consommateurs s’avère essentiel pour la réussite d’un tel processus. De tels dispositifs doivent être fortement encadrés pour réussir et aboutir aux objectifs recherchés.
Des contributeurs peu représentatifs de la population ?
Von Hippel, Ogawa et De Jong, chercheurs au MIT, ont précisé, dans un article publié en 2011*, que le nombre de personnes participant à des dispositifs de co-innovation s’avère particulièrement restreint par rapport à la population disponible, tandis que le profil de ces personnes ne reflète pas la diversité des consommateurs.
Menée au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et au Japon au moyen d’une enquête téléphonique guidée par les sondeurs, leur étude a mis en exergue un fort décalage entre l’engouement affiché par les entreprises pour les dispositifs de co-innovation et la réalité de leurs actions. Seule 6,1% de la population âgée de 18 ans et plus indique avoir participé, au Royaume-Uni, à des dispositifs de co-innovation. Cette proportion s’élève à 5,2% aux Etats-Unis et à 3,2% au Japon. Le pourcentage de consommateurs ayant déclaré avoir participé à la création et à la modification d’un produit plafonne, dans les trois zones géographiques étudiées, à 0,5%.
Diplômés d’un bachelor ou d’un master, disposant d’une formation technique et de sexe masculin, ces participants ne reflètent pas l’hétérogénéité de la population. L’acquisition de droits de propriété intellectuelle ne représente pas leur motivation première (2% des consommateurs-innovateurs au Royaume-Uni, 0% au Japon), l’espoir d’une diffusion du produit incriminé par d’autres personnes (17% au Royaume-Uni, 6% aux Etats-Unis, 5% au Japon) et, surtout, l’envie de partager leurs connaissances et de bénéficier de retombées sur cet item constituant les facteurs principaux de l’implication de ces personnes (33% au Royaume-Uni, 18% aux Etats-Unis, 11% au Japon).
Le passage des consommateurs du statut de récepteurs à celui d’émetteurs dans certains cas où, plus généralement, d’une position intermédiaire, modifie donc la nature des relations entre l’offreur et le demandeur, essentielles en matière d’innovation, mais oblige les entreprises à adapter leurs processus de production.
*VON HIPPEL E., OGAWA S. et DE JONG J. (2011), « The Age of Consumer-Innovator », MIT Sloan Management Rewiew, pp. 27-35
1 commentaire