Retour plus large du travail en présentiel, inquiétudes sur le pouvoir d’achat, nouvelles habitudes de consommation prises durant la crise : difficile d’y voir clair pour les professionnels de la restauration hors-domicile (RHD). Emmanuel Argoud, directeur associé de Food Service Vision, cabinet spécialisé dans la RHD et basé à Lyon (Rhône), décrypte ce paysage mouvant. Ses équipes travaillent avec tous les acteurs de la chaîne de valeur du food service à travers plusieurs métiers (études, conseil, data).
Quels facteurs influent actuellement sur la consommation en restauration hors-domicile ?
Emmanuel Argoud – Nous essayons d’identifier les facteurs qui impactent le marché : crise sanitaire, climat social avec la période électorale, maintien du télétravail ou retour au bureau, ce qui a un effet très important, avec le déjeuner et les déplacements professionnels. La question du niveau d’épargne des consommateurs, encore très fort après deux ans de crise (plus de 150 milliards d’euros placés en assurance-vie en 2021) est aussi à prendre en compte. Dans un scénario optimiste, on reviendrait à une situation « normale » et nous pourrions revenir au niveau du marché de 2019. Or, janvier 2022 s’inscrivait plutôt dans un scénario pessimiste. En février, les stations de ski devraient faire le plein, après deux ans de restrictions. Les cafétérias et restaurants touristiques souffrent toutefois d’un manque à gagner lié au déficit de clientèle touristique internationale. Dans le scénario pessimiste, on aurait toujours le manque de clientèle touristique étrangère, et on s’établirait en 2022 à -13% par rapport au niveau d’activité de 2019, un niveau bien entendu supérieur à la situation des deux dernières années.
Comment évoluent les différents segments du marché ?
Le marché évolue en K : certains segments fonctionnent très bien, et d’autres pas du tout selon le produit, l’emplacement et le mode de consommation. La restauration rapide et la boulangerie-pâtisserie affichent de très bonnes performances. Des pratiques de consommation s’installent. La livraison et la vente à emporter continuent d’être très utilisés par les consommateurs. Plus de la moitié des actes de consommation en restauration s’effectuent par ces deux modes, contre une consommation « sur place », terrasses comprises. La restauration a donc un enjeu d’utilisation de ses espaces en salle. Les hôtels peuvent, eux, capter une clientèle qui se déplace en coworking.
Les hausses de prix des différents facteurs de production sont-elles répercutées ?
Nous réalisons un indice de suivi des tarifs généraux des distributeurs. Sur la fin d’année et sur le premier trimestre 2022, on a atteint un niveau d’inflation que l’on avait pas vu depuis dix ans (+7% sur le quatrième trimestre 2021, attendu encore plus fort en ce début d’année). Les matières premières, le fret maritime, le coût du pétrole engendrent des hausses répercutées auprès des restaurateurs. Les restaurateurs ont beaucoup de défis : ils doivent absorber des coûts supplémentaires, mais on n’en voit encore assez peu sur la trace les cartes de restaurants. Nous sommes encore en période de négociations commerciales. Une des interrogations repose aussi sur le comportement des consommateurs face à cette situation.
“Beaucoup de gens se sont tournés vers d’autres secteurs”
Après deux ans de crise, les restaurateurs ont-ils trouvé le positionnement adéquat face aux plateformes de livraison ?
Les restaurateurs se doivent de développer une stratégie multi-canal (vente à emporter, livraison, drive) selon leur emplacement. Il faut être vigilant sur la préservation de ses revenus face aux commissions prises par les plateformes de livraison. La progression du nombre de restaurants qui livrent sur les agrégateurs est à deux chiffres chaque trimestre. Plus de 50 000 restaurants recourent aux trois grosses plateformes, ou passent par l’intermédiaire d’intermédiaires locaux. Just Eat a intégré son personnel en tant que salarié, signe qu’il s’agit des questions qui montent sur ce métier. On a moins parlé récemment, face au phénomène d’inflation et à celui de la pénurie du personnel. Les dark kitchens sont quant à elles un signal faible, mais qui l’est de moins en moins. On a un peu moins de 2000 marques sur ce segment. La progression des dark kitchens est plus rapide que celui du nombre de restaurants qui livrent. Le mouvement s’étend dans les villes moyennes de province.
Les difficultés de recrutement sont-elles insolubles ?
Le télétravail et le chômage partiel ont conduit beaucoup de gens du métier de la restauration à se tourner vers d’autres horizons. Il y a un manque de personnel, et il y a un gros challenge pour redonner de l’attractivité au métier de la restauration. Les salaires sont plutôt bas, et les grilles salariales ont été revues. Le non-paiement des heures supplémentaires et le travail sur les coupures constituent autant de points de réflexion, tout comme la fermeture anticipée en service du soir ou la réduction du nombre de jours d’ouverture. Les distributeurs ont aussi des problèmes de personnel pour leurs chauffeurs-livreurs.