Fondateur de la Distillerie de Paris, Nicolas Julhès mise sur une production de spiritueux basée sur la liberté de création, ainsi que sur l’expérimentation.
Nichée dans une cour d’immeuble, rue du Faubourg-Saint-Denis (10ème arrondissement), la Distillerie de Paris constitue un endroit coupé de l’agitation de son quartier, mais connecté aux attentes de ses clients. « La création, c’est vraiment l’ADN de la distillerie. En étant drivés par l’esthétique du gout, nous sommes différents. Nous n’avons pas de tradition qui nous formate », revendique son président-fondateur, Nicolas Julhès, épicier dans la même rue (Julhès Paris). Il présente sa démarche à Business & Marchés.
Un projet
« Cela fait un an et demi que nous sommes ouverts. Il y a eu presque cinq ans de préparation, ensuite, c’était un projet inspiré d’une double influence : une partie qui venait des Etats-Unis, avec leur côté « audacieux » à monter des distilleries et à se lancer des défis. L’autre, inspirée par la France : les Français sont les meilleurs distillateurs du monde. Alexandre Gabriel, avec Citadelle, s’est lancé dès 1989. Néanmoins, aux Etats-Unis, il y a un esprit davantage aventurier, même si les écosystèmes diffèrent. Ce qui est magique, c’est que le marché est là : nos produits sont vendus dans les aéroports de Paris, à la Grande Epicerie… Tous nos gros clients sont venus dans nos locaux, et comprennent ce que l’on fait. Pourtant, on ne surfe pas sur le small is beautiful ni sur le locavorisme. C’est vécu comme une aventure. »
Des influences
« Je ne veux pas trop être influencé par une tendance. Nous avons des épiceries, donc nous connaissons bien le marché, mais suivre les nouveaux projets, ça m’intéressait moins. L’idée est liée à mon métier premier d’épicier et de caviste : sélectionner des produits qui sont beaux, et qui peuvent intéresser maintenant ou plus tard – c’est un luxe – les consommateurs. Les « geeks » ne sont finalement pas les early followers. A l’épicerie, on sélectionne les produits par rapport à l’esthétique du goût, ce qui crée des bases solides pour avancer. »
Des inspirations
« Nous ne souhaitons pas faire de produits à façon, mais nous réfléchissons à ce qui nous inspire. On fait une proposition aux clients, sans répondre à un besoin spécifique. Ainsi, le Park Hyatt est le seul palace parisien ayant une influence « art moderne », avec une énergie ciselée qui m’avait impressionnée. Nous travaillons avec beaucoup d’ingrédients frais, et les huiles arrivent à se rencontrer. En un an et demi, nous en sommes à 39 produits différents ! Nous faisons des propositions qui vont vivre dans le temps (Andy Walhoo, CopperBay…) La Distillerie de Paris restera mon endroit d’expérimentation, c’est une réflexion sur ce que j’ai envie de faire. Néanmoins, l’entreprise doit s’équilibrer, avec mon activité de conseil. »
De la technique
« Souvent, une distillerie est drivée par une technique. Nous voulions explorer le champ des possibles sans aucune limite en termes de traditions. Parfois, une AOC contraint les choses, par exemple. L’objectif était de disposer d’un véritable espace de liberté. J’ai notamment été influencé par le milieu du parfum : le produit ne parle jamais de technique. De la même manière, un créateur de mode ne parle pas du nombre de fils qu’il a utilisé ! Nous nous rapprochons, à la distillerie, d’une forme esthétique, sans se soucier du temps ou des étapes à suivres. Un nouveau produit, c’est une idée qui germe, qui sort de façon quasiment viscérale, en mettant tous les moyens possibles. »
Une implantation parisienne
« Quel endroit était le plus adéquat pour monter une distillerie expérimentale en matière de créativité ? Paris. Quand on discute avec un designer, un architecte, un peintre… il y a un moment où le fil conducteur est la gestion d’une forme (olfactive, visuelle…), avec un travail qui s’apparente à de la création viscérale. Ce qui est vraiment magique aujourd’hui, c’est le public qui nous donne l’autorisation de lui proposer des choses. Il accepte d’essayer, de sortir d’une consommation statutaire derrière des marques rassurantes…. Etre à Paris, cela a apporté une belle marque, mais on pouvait une des coquetteries à la mode : il fallait capter l’énergie créatrice de Paris. Si nous avions voulu être efficace, nous aurions été mono-produit, très cher, avec beaucoup de marketing. Le marché aurait pu devenir mondial, mais l’intérêt aurait été moindre, la prouesse étant alors de distiller à Paris. »
Un marché en évolution
« Le marché des spiritueux a explosé, et l’on vit des changements forts : des whiskys bradés sont devenus d’un coup ultra-rares, ultra-spéculatifs… Les vieux whiskies dataient des dernières destructions de valeur des années 1980, et sont maintenant fabriqués. S’il y a de la premiumisation, il y a forcément du low cost qui émerge, ce qui n’arrive pas dans le domaine du whisky. La consommation de spiritueux a explosé, car il y a une lisibilité sur ce marché. On a gagné sur le temps : on peut ouvrir la bouteille, y revenir plus tard… «
Du gin
« En matière de gin, la créativité n’a pas de limite. On crée une forme aromatique à partir d’ingrédients, on va capter les aromes dans un ingrédient. Tous les alcools fermentaires (whisky, rhum…) peuvent être guidés, mais il y a une trame induite par la matière première. Sur le gin, on agglomère des choses, il n’y a plus de limite. Un amateur de spiritueux ne peut plus dire « je n’aime pas le gin » : on peut s’affranchir de la présence du genièvre. Il y a beaucoup de gins marqués par les agrumes, par les épices… il n’y a presque plus de limite à l’expérimentation. Par exemple, on utilise du combaba, un agrume qui a une note de citronnelle assez marquée. Nous avons aussi réalisé, pour le Bon Marché (LVMH), des cueillettes dans le Jardin d’Acclimatation (en concession LVMH), avec un coté végétal : il s’agit d’une balade, le Garden Gin, avec une note de foin séché. Pour les barmans, comme nous proposons gins très expressifs, cela fait un terrain de jeu très intéressant : il y a plein d’aspérités sur lesquels ils peuvent jouer. La base de travail ouvre plus à la créativité. »
Du rhum
« Nous avons élaboré un Spice Rum, qui sera lancé prochainement au Park Hyatt. Historiquement, le rhum était conçu pour des raisons économiques avec de la cannelle, des clous de girofle… et du sucre pour cacher l’astringence et l’amertume. On a distillé un rhum, ensuite on a mis en macération des ingrédients, puis on a redistillé le rhum. Cela donne un spice rum distillé : les molécules lourdes et les amers ne passent pas en distillation. Je voulais de l’aromatique, sans les inconvénients. Mélangé avec de la ginger beer, il n’y aura pas de surdosage de sucre. »
Des développements
« La Distillerie de Paris est une petite unité (nous sommes capables de monter jusqu’à 60.000 bouteilles de 50 cl par an, nous serons entre 15.000 et 18.000). Cela ne sera jamais un outil qui fera du mainstream. Nous sommes deux actionnaires, mon frère et moi, et nous avons un salarié. Nous ne suivons pas le marché, mais on est un acteur dans le sens où on va amener un intérêt pour les spiritueux artisanaux (gin, whisky, rhum, spice, rum, agave, distillat d’érable, brandy). Nous produisons aussi du miel distillé. Si l’on a un produit à succès, la partie expérimentale ne sera pas abandonnée. Parmi les développements possibles, nous pouvons aider à transposer des idées nées ici, et faire de la R&D pour des groupes plus importants. »
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