Pour innover, les entreprises doivent dépasser leurs peurs et ne pas limiter leurs actions à de simples ajustements de leur stratégie, estime Guillaume Villon de Benveniste.
Franco-américain, Guillaume Villon de Benveniste, diplômé de l’ESSEC, est consultant en management de l’innovation et conférencier à l’École Centrale Paris. Auteur de The Innovation and Strategy Blog, un site Internet consacré aux enjeux de l’innovation, il publie aux éditions Eyrolles Les secrets des entrepreneurs de la Silicon Valley : innover pour devenir leader. Dans un entretien accordé à Business & Marchés, il décrypte, à travers les principales thématiques de son livre, les enjeux de l’innovation.
Quel constat vous a incité à vous consacrer aux fondements de l’innovation?
Il y a deux constats. Le premier constat, c’est un constat d’homme d’affaires : j’ai envie de participer au renforcement de l’avantage concurrentiel des entreprises pour lesquelles je travaille. J’ai participé à différents projets (réduction de coûts, fusions-acquisitions, etc.), et je n’ai pas toujours eu le sentiment que cela renforçait l’avantage concurrentiel des entreprises concernées sur le moyen-long terme.
Ensuite, je suis également citoyen, et j’ai cette particularité que de détenir deux nationalités. En tant que citoyen français, je constate qu’il est de plus en plus difficile de s’intégrer dans la vie professionnelle, de s’épanouir au travail, et de manager sereinement des équipes. Cela crée une forme de « tension » professionnelle. Les choses semblent toujours plus difficiles. En Californie et dans la Silicon Valley, je constate que les gens ont davantage de temps et, ce qui est fondamental, font davantage preuve d’innovation. La France a créé, il y a un siècle, une quarantaine d’entreprises, désormais leader mondial, le CAC 40. Aujourd’hui, les « GAFA » (Google, Apple, Facebook, Amazon), dont l’âge moyen est de 23 ans, affichent une capitalisation boursière à peu près égale à celle du CAC 40, qui compte beaucoup d’entreprises centenaires. Quand ces entreprises tricolores initient des projets, il s’agit le plus souvent d’ajustements à un problème donné. Or, c’est insuffisant pour demeurer compétitif au moment où les technologies digitales bouleversent le partage de la valeur dans l’ensemble des secteurs économiques. D’où le fait que je me sois intéressé à l’innovation.
Vous vous êtes également penché sur les secrets des entrepreneurs de la Silicon Valley: pourquoi?
Nombreux sont les gens qui se rendent dans la Silicon Valley et qui en reviennent avec une liste de start-up pour des rachats, des idées de partenariats, des tendances de marchés, des évolutions sectorielles, des nouvelles technologies, les dernières applications, etc. C’est bien, mais c’est insuffisant, car c’est une information qui est tout à fait périssable : dans 2 ans, la start-up peut avoir disparu ou multiplié son chiffre d’affaires par 10; les applis, autrefois novatrices, paraissent désormais dépassées. Or, ce que j’ai voulu chercher dans la Silicon Valley, ce sont les conditions qui permettent de créer les « GAFA », créer une soixantaine d’entreprises dont la valorisation est estimée à 1 milliard de dollars avant leur introduction en Bourse (IPO), et 200 entreprises qui valent 500 millions de dollars pré-IPO. J’ai voulu décrypter les méthodes qui permettent d’industrialiser l’innovation.
« On a été capable d’innover en France! »
Le livre débute par une présentation de la réussite de Paris, sur les plans de l’entrepreneuriat et des idées, au XIXème siècle…
Je m’y suis intéressé pour prouver que l’on a été capable, à une époque, d’innover en France. J’ai voulu procéder de façon descriptive, en rappelant notamment que les entrepreneurs se retrouvaient dans des cafés, et que le garçon de café pouvait décider d’investir dans un projet dont il avait entendu parler. Rentré chez lui, il était fier d’afficher son titre de porteur dans son salon. Je pose la question : que faudrait-il comme changements pour que, dans la France de 2015, le particulier affiche, dans son salon, le titre des start-ups dans lesquelles il a investi ? Il y a eu, à la Belle Époque, une démocratisation de l’investissement dans l’innovation. Que faudrait-il pour créer un tel engouement collectif dans l’innovation ? À San Francisco, la moitié des clients d’un restaurant parle de leurs investissements dans des start-up !
Comment pourrait-on revenir à cet esprit « Belle Époque »?
Il faut non pas copier les méthodes de la Silicon Valley, mais les analyser, les assimiler, les comprendre, et les combiner avec notre propre héritage culturel d’innovation, qui vient de la Belle Époque. Lorsque l’on s’intéresse au « miracle japonais » dans les années 1950 et 1960, on constate que le Japon a repris les méthodes de production occidentales (notamment le taylorisme, l’organisation scientifique du travail), et les a intégré au sein de son propre legs industriel. De plus, l’archipel nippon avait acquis une certaine avance dans les technologies de l’électronique. Résultat : le pays est devenu très bon dans le consumer electronics. Pour moi, la clef de la compétitivité d’un pays, ce n’est pas de rejeter l’héritage culturel des leaders mondiaux, mais plutôt de comprendre ce qu’ils font, et de le combiner avec son propre héritage culturel de l’innovation et son propre savoir-faire technologique et économique. En France, il vient de la Belle Époque : 100% des entreprises du CAC 40 y ont été créées.
« Les entreprises doivent dépasser leurs peurs »
R&D, management, gestion des fournisseurs, stratégie de fusions-acquisitions, compréhension des attentes des clients, cost killing : aucun de ces items ne permet vraiment d’expliquer la déroute de grands noms du marché de la musique, un des exemples phares du livre. Pourquoi aboutit-on à une telle conclusion?
Parce que ce sont des tactiques de rattrapage, pour maintenir leur position concurrentielle ! Quand on a des nouveaux entrants qui apportent un bénéfice produit radicalement nouveau, comme l’iPod qui permet d’acheter de la musique sans de voir se rendre dans un disquaire, on constate que recourir à des tactiques rattrapage ne permet pas de contrer une proposition de valeur véritablement révolutionnaire.L’avantage concurrentiel d’une entreprise ne s’en trouve donc pas renforcé à moyen-long terme. Il n’y a qu’une seule entreprise qui a réussi à remettre en question son business model : Apple. Les entreprises hésitent sans cesse entre maintenir leur position, ou bien développer une nouvelle activité, au risque de cannibaliser leur propre marché (ce que l’on appelle le dilemme de l’innovateur). Apple a lancé l’iPhone, alors qu’existait déjà l’iPod : l’iPhone a été lancé comme un iPod qui passe des appels, d’où l’idée de cannibalisation. Ce qu’on voit, c’est que cette stratégie de cannibalisation n’est acceptable que lorsque le nouveau produit remplace l’ancien produit, en même temps qu’elle adresse un nouveau segment de marché.
La « culture de la peur » pénalise-t-elle l’innovation?
Oui ! L’exemple d’Henry Ford prouve que, dans un premier temps, l’entrepreneur qui met au point un produit innovant cherche à inonder le marché. Il se concentre sur l’optimisation de son appareil de production : son énergie intellectuelle ne se focalise non pas sur l’extérieur (le marché, qui continue d’évoluer), mais sur l’intérieur (la chaîne de fabrication de l’entreprise). Du coup, quelqu’un comme Henry Ford ne s’est pas montré capable d’anticiper les évolutions de l’automobile alors qu’il est le père de l’automobile de grande série ! En portant son attention exclusivement sur l’appareil de production, il paraît asservi plutôt que servi par celui-ci. Il « dessert » ses clients parce qu’il ne répond plus aux évolutions de la demande. On en revient aux questions de réduction des coûts, etc., qui relèvent de l’ordre de la tactique.
« Steve Jobs était capable d’observer le consommateur qui était en lui »
Comment les entreprises peuvent-elles dépasser leurs peurs (financières, managériales, marketing…) pour parvenir à innover en permanence?
Elles doivent investir leur énergie non pas en interne, mais en externe. J’admire particulièrement Steve Blank, l’un des cofondateurs du Lean Startup. Son conseil le plus élémentaire est « sortez de vos bureaux » (« Get out of the building »), en passant 50% de son temps en-dehors des locaux de l’entreprise, pour s’imprégner du quotidien opérationnel des clients. En France, les gens restent dans leurs bureaux et mènent des réunions internes. J’ai rencontré des directions de l’innovation où des gens n’ont jamais rencontré des clients en situation réelle d’utilisation du produit ! C’est, hélas, commun : il faut que la connaissance du client et de son quotidien opérationnel soit directement observée par l’ensemble des salariés de l’entreprise. Steve Jobs (Apple) était capable de pénétrer un nouveau marché parce qu’il savait observer les consommateurs. Il était surtout capable d’observer le consommateur qu’il était lui-même. Résultat : en douze ans, il crée le marché du lecteur de musique numérique (iPod), les ordinateurs ultraportables (MacBook Air), les tablettes (iPad) tout en pénétrant le marché des smartphones (iPhone) où il prend 70% des parts de profits pour 15% des parts de marché.
« Les secrets des entrepreneurs de la Silicon Valley : innover pour devenir leader », ed. Eyrolles, 192 p.
Photo: Creative design business as pencil lightbulb 3D par Shutterstock/Everything possible
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